Quels sont les films qui t’ont influencé ?
Pendant des années, je ne suis presque pas allé au cinéma. À vrai dire, celui-ci m’intéressait assez peu, contrairement à la littérature et à la musique, ces deux grandes passions consolatrices. En 2014, Myriam Rey, notre actuelle assistante de réalisation, a commencé à me prêter des films qu’elle pensait pouvoir m’intéresser, et ce fut la révélation. Je me suis mis à dévorer les DVD, et de fil en aiguille… Les oeuvres qui m’ont le plus marqué sont surtout les premiers films d’un auteur, dans lesquels il s’est mis tout entier, naïvement et sans fard. Mon goût va à la simplicité narrative, particulièrement les histoires d’enfance, qui amènent justement à une certaine pureté. Ou alors à des films qui mettent en abîme le dispositif du cinéma lui-même, comme Le Miroir de Jafar Panahi, dont le personnage principal est d’ailleurs une petite fille.
Est-ce qu’il t’arrive de visionner tes propres films ?
J’ai toujours beaucoup de peine à les revoir, ce qui est bien normal, étant dans un rapport de création avec eux. Produire dans la durée, mettre en scène, puis être présent au montage, c’est prendre en charge tout le fonctionnement matériel du film. Alors la magie s’est forcément un peu fatiguée. J’envie quelquefois le spectateur qui peut découvrir mon film comme une histoire neuve, une histoire à placer dans son propre espace mental.
Tu as commencé à réaliser tardivement, mais tu as tout de suite enchaîné les films …
Oui, venant de la poésie, j’avais déjà une certaine pratique de l’écriture de récits, cela m’a un peu aidé. Une chance! La plupart des jeunes cinéastes que je rencontre se sont d’abord formés à l’audio-visuel, cela leur est sans secours pour affronter la page blanche, sans parler des problèmes conceptuels ou structurels devant lesquels ils sont totalement démunis. Mais le vrai enjeu est encore ailleurs. La construction du scénario peut s’apprendre dans des cours, à travers du coaching ou l’analyse de film, mais seulement jusqu’à un certain point.… On a beau connaître toutes les ficelles dramaturgies, toutes les recettes, il se produit peu d’histoires vraiment profondes. À quoi cela tient-il? On peut constater que les murs ne sont pas toujours au-dehors.
Tu as créé ta propre charte de réalisation, Proxima 2014, peux-tu nous en parler brièvement ?
Proxima 2014 est parti d’une blague, et c’est très vite devenu un système de règles auxquelles je m’efforce de me tenir, pour toutes sortes de bonnes et de mauvaises raisons. L’idée de départ était de faire un cinéma indépendant à budget modeste, hors subsides, ne comptant que sur du mécénat privé, et donc d’ajuster moyens et actions. Très vite, j’ai mesuré ce que ces contraintes avaient de précieux. Par exemple, l’injonction de filmer en décors naturels et dans un environnement rapproché t’oblige forcément à développer un regard différent sur le monde qui t’entoure: tu connais la lumière à telle ou telle heure de la journée, les changements de la végétation au fil des saisons, tu as sympathisé avec les gens qui passent régulièrement par là. Cette connaissance permet de construire un système de réalité puissant, qui influe sur ta façon de travailler. Et si un endroit te demeure incompréhensible après beaucoup d’années, c’est forcément qu’il y a un truc. Alors, pour trouver ce truc, tu te creuses la cervelle et y mets une scène. J’aime quand un décor contredit une certaine logique apparente.
Est-il vrai que tu as développé toute une réflexion sur le coût de chaque plan ?
Je me demande toujours si tel ou tel plan est bien nécessaire et, si c’est le cas, comment puis-je capter ce moment narratif le plus simplement possible? Dans mon idéal de production, les différentes étapes du processus cinématographique (écriture, découpage, tournage, montage) ne sont pas séparées, ni temporellement, ni matériellement, ou en tout cas très solidaires les unes des autres. Je rajoute beaucoup de scènes supplémentaires en cours de tournage, les acteurs et l’équipe m’inspirent énormément, ils ont toujours des idées formidables. L’économie et l’esthétique sont indissociables de ce type de cinéma, quasi documentaliste, dans le sens d’une prégnance du réel. Le fait de choisir les acteurs (souvent non professionnels) dans mon entourage immédiat n’est pas non plus étranger à cet effet documentaire, principalement dû à leur jeu naturaliste que je n’ai pas besoin de pousser beaucoup… Enfin, ultime conséquence de Proxima 2014, l’empreinte écologique sur la planète s’en trouve réduite au maximum: peu de déplacements, peu de consommables ou de déchets. Que demander de plus?
Tes tournages sont réputés pour leur côté aventureux …
Je travaille avec une équipe restreinte et relativement stable. Parmi eux, beaucoup de bénévoles engagés par des liens de compagnonnage auprès de notre petite maison de production: le chef opérateur est un ami, la cadreuse connaît bien le preneur de son, qui parle constamment avec l’assistante de réalisation, etc. À chaque nouvelle journée de tournage, je donne une rapide explication sur le sentiment général ou, si l’on préfère, mes intentions de mise en scène. Ça sert à faire en sorte que les gens présents puissent se sentir relativement détendus en se disant que le type qui dirige le plateau maîtrise quelque chose. Je ne cherche jamais à m’assurer qu’ils soient en phase avec ce que j’ai en tête. Il y a bien un scénario, mais à ce stade on s’en fiche complètement.
Comment cela se passe-t-il concrètement ?
On travaille un peu comme dans un atelier de cinéma, en explorant sans a priori toutes les pistes qui se présentent, pourvu qu’elles soient réelles, ancrées dans les sensations, les mouvements. J’adore improviser. Je suis convaincu que celui qui croit tout contrôler, au final, ne contrôle rien. Ma vision globale du film l’emporte toujours sur la technique. Cette vision globale était là dès le départ, comme un noyau très fluide, mais en même temps très solide, très dur. Ça peut être une idée, un souvenir, une image, un problème éthique. Je vais lui rester fidèle quoiqu’il arrive, c’est mon fil d’Arianne, le seul. Cela posé, ce n’est pas toujours facile pour ceux qui se sont embarqués avec moi, ils doivent à chaque instant mobiliser toutes leurs cellules grises pour rester dans le coup, alors chacun se débrouille comme il peut pour enrichir le projet avec les éléments qui résonnent en lui.
Qu’est-ce qui te guide sur le plateau ?
Dans le petit laps de temps dont nous disposons pour tourner, tout doit tendre à faire advenir l’image juste. Mais la grande difficulté, c’est que cette justesse de l’image, au départ, ça ne se voit pas. Elle est comme un verset mystique tissé à l’intérieur du plan. Il faudra que le montage en fasse entendre le chant. Alors, en attendant, on essaie de faire en sorte que tout le monde soit motivé, au plus proche de ses émotions, on se focalise sur le jeu de l’acteur, sur ce que nous dit l’oreille, ou la pertinence d’un point de vue de caméra, des choses comme ça. Parfois, cela se fait en une prise, parfois il en faudra plus de quinze.
Est-ce que tu montes toi-même tes films ?
Même si j’en étais capable, je ne le voudrais pas. J’ai besoin d’un regard extérieur et plutôt bienveillant pour juger des rushes que j’amène sur la table de montage. Moi-même, je suis beaucoup trop critique pour que ça puisse fonctionner. Dès le début, j’ai eu la chance de travailler avec un monteur qui a un véritable style artistique, à la fois classique et intuitif. Ulrich Teiger et moi en sommes venus à former ensemble une division blindée. Venu de la Fémis, de la pellicule, d’une époque où la collure voulait encore dire quelque chose, c’est quelqu’un qui aime chercher le raccord invisible, aplanir le chemin de l’oeil. Contrairement à moi, qui ai érigé le principe d’incertitude en méthode de travail, c’est un technicien extrêmement sûr de lui, il a une vision presque chirurgicale de la coupe. Alors, mon rôle c’est d’atermoyer, d'introduire heurts et chaos. Chaque film a ses propres lois, et les dicte. L’évidence de sa forme n’est jamais donnée d’avance, on met passablement de temps à la découvrir. Oui, il faut du temps pour faire apparaître un monde derrière un autre. Il faut se donner le droit de se perdre pour que se révèle, dans les coutures où elle s’était cachée, cette fameuse image juste.
Image juste, peux-tu t’expliquer là-dessus ?
La justesse d’une image, dit Godard en citant Reverdy (qui s’appuie lui-même sur Mallarmé), provient de ce qu’elle établit le rapport juste entre deux lointains saisis dans leur écart maximum. Un rapport poétique, donc. Assemblées selon une fraternité nouvelle, les images justes vont créer quelque chose qu’on pourrait appeler un mystère. Pour se rassurer, Godard a voulu rendre son sens théâtral à ce mot. C’est, je pense, une réduction. Si l’on n’a pas l’envie de théoriser le mystère comme une expérience affective du sacré, ce que je peux comprendre, pourquoi pas l’envisager tout simplement comme un réseau de métaphores qui attestent qu’on serait dans la proximité du vrai ? Je dis proximité parce qu’il n’y a évidemment pas de caractère universel à la vérité des images, qui sont bien trop subjectives et trop émotionnelles pour être circonscrites intellectuellement dans leur totalité. Le mystère n’est rien d’autre qu’une invite à demeurer ouvert, en état d’apprentissage permanent, un peu comme un enfant qui s’inventerait devant son jeu, même s’il n’y a plus d’enfant, et que le jeu est devenu très sérieux… en apparence, du moins.
Propos recueillis par Christophe Wüest